Choisir le futur

J’ai entendu sa voix et elle m’a ramenée des années en arrière…

Cette voix rauque et autoritaire, rêche comme du papier de verre – je l’aurais reconnue entre mille. Malgré les deux décennies écoulées, elle résonne encore souvent dans ma mémoire, aussi forte et assurée qu’elle l’était ce jour-là, à travers la salle de lancement.

Pourtant l’homme qui s’agite aujourd’hui sous mes yeux n’a plus grand-chose du fier militaire que j’ai connu autrefois. Hirsute et dépenaillé au milieu de la Grand Place, il harangue nerveusement les passants qui s’écartent de lui la mine outrée, l’air dégoûté.

Même Julie a fait un détour pour l’éviter quand elle a traversé la place pour me rejoindre. Elle qui d’ordinaire récupère toutes les âmes en peine ! Il faut dire qu’elle n’aime pas beaucoup les discours alarmistes, ma Julie. Depuis la terrasse de notre café préféré, nous entendons distinctement l’homme promettre à qui veut l’entendre la fin du monde, l’effondrement écologique, l’extinction totale et définitive de toutes les espèces, y compris la nôtre, et tout un tas de catastrophes encore.

Je ne sais pas ce qui a bien pu lui arriver, mais il n’y pas le moindre doute, c’est bien lui : le Commandant Machin.

Je le revois droit comme un i devant nos rangs bien serrés. Rasé, peigné, tiré à quatre épingles dans son uniforme impeccable, il avait tenu à nous adresser quelques mots avant notre grand lancement. Derrière lui, la surface lisse du Miroir temporel nous renvoyait l’image d’une troupe disparate prête à partie en mission. Il était surmonté d’un cadran digital où scintillait en lettres rouges notre destination : « 3520 ».

C’était là que nous allions. En l’an 3520.

Depuis son invention quelques années plus tôt, le Miroir temporel avait donné lieu à de très nombreuses expéditions dans le passé. Mais le passé, c’était du domaine du connu. De vraies promenades de santé ! Le futur, en revanche, c’était l’inconnu total. Personne n’avait encore utilisé le Miroir pour aller dans ce sens-là. Nous devions être les premiers.

Pendant deux années, notre petite troupe de voyageurs temporels avait subi un entraînement rigoureux censé nous parer à toute éventualité : le chaud intense comme le froid polaire, le manque de ressources, la rencontre de populations hostiles…

Personne ne savait ce qu’il y avait de l’autre côté du Miroir. Les sondes qui avaient été envoyées étaient toutes revenues endommagées – ou n’étaient pas revenues du tout. Celle qui avait été expédiée en l’an 2230 avait fondu sous l’effet d’une chaleur extrême ; celle de 2320 était revenue enrobée d’une épaisse gangue de glace qu’on avait mis des mois à faire fondre. La dernière n’avait ni fondu ni gelé : elle avait été criblée de flèches.

Soldats, avait commencé le Commandant Machin…

Soldats… Ce mot sonnait étrangement à mes oreilles. Pour autant que je sache, je n’avais rien d’un soldat. Ni la résistance physique, ni l’état d’esprit (Obéir aux ordres, moi ? Quelle idée !). En réalité, c’était pour mes aptitudes linguistiques qu’ils m’avaient recrutée. Ils étaient venus me chercher jusque dans l’amphi où j’enseignais la philologie des langues anciennes. Ils disaient qu’ils avaient besoin d’une personne capable de décrypter n’importe quel idiome, un peu comme ces super-interprètes qui accompagnaient les grands explorateurs du XVIIIe siècle. Selon eux, j’étais cette personne-là.

J’avais d’abord essayé de leur expliquer qu’il y avait sans doute erreur sur la personne, que je n’avais rien d’une aventurière, ni d’une baroudeuse. Mais devant leur insistance – et la perspective d’une expérience extraordinaire qui ne me laissait pas indifférente, il faut bien le dire – je m’étais lancée dans cette incroyable aventure flanquée de Léa, mon assistante.

Soldats ! tançait la voix rocailleuse du Commandant Machin. Vous vous apprêtez à faire ce qu’aucun être humain n’a fait avant vous

Le jour du lancement tant attendu était arrivé. Dans quelques minutes, nous allions traverser le Miroir et découvrir de quoi était fait l’avenir.

Dans des gradins aménagés derrière une vitre blindée, l’homme de ma vie s’apprêtait à me regarder disparaître dans les brumes d’un monde mystérieux et peut-être dangereux. Dans ses bras, Julie dormait à poings fermés. Julie, ma petite Julie, avec sa bouche toute barbouillée de chocolat et les traces de son dernier gros chagrin sur ses joues potelées. Julie au pays des songes au moment où sa maman allait traverser le Miroir… Qui sait quand je la reverrai ?

Comme nous le savons tous, disait Machin, la mission pour laquelle vous vous préparez depuis des mois ne sera pas une mission facile

Pas facile, mais ô combien passionnante. J’avais tout préparé dans les moindres détails. Les lexiques, les glossaires, les carnets pour prendre des notes, et toutes sortes d’appareils pour effectuer des enregistrements. J’avais hâte d’aller à la rencontre de ces humains du futur…

De nombreux dangers vous attendent dont nous n’avons aucune idée

L’homme de ma vie m’adressait un sourire qui se voulait rassurant, tout en serrant Julie contre lui. Qui sait si je les reverrai…

Il se peut, continuait Machin, que certains d’entre vous ne reviennent pas

Je le savais depuis longtemps. Pourquoi est-ce que ces mots avaient soudain résonné différemment à mes oreilles ? Je n’en sais toujours rien.

Tout s’était passé très vite dans ma tête : le regard de l’homme de ma vie, les mots du Commandant Machin, le visage paisible de ma petite fille, le Miroir scintillant, captivant, fascinant. D’un côté, la découverte passionnante du futur, de l’autre, l’avenir de ma fille sans sa mère…

En une fraction de seconde, j’avais confié mon barda à Léa qui avait ouverts de grands yeux ronds – et j’étais sortie du rang.

Je ne pouvais pas faire ça à Julie.

C’est ma participation très très très tardive (mais c’est encore mardi, chez moi : il est 23:13 !!!) au défi #25 du Challenge Écriture proposé par Marie. La contrainte était de commencer et de terminer avec des phrases données.

Une phrase, dix mots

Je m’allongerai sous tes paupières. Lorsque tu les baisseras pour t’endormir, je lancerai de l’or dans ton sommeil. De l’or et des songes pareils à des nuages…

La phrase était là, resplendissante, éblouissante. Couchée de tout son long en travers de la page, elle m’adressait des sourires enjôleurs. Elle m’invitait à lui donner une suite digne d’elle.

Je m’attelai courageusement à la tâche. Ce devait être un feu d’artifice. Ce devait être la sensualité de l’encre sur le papier, la sublimation des images, la musique des rimes, le sacre de la poésie.

Ce devait être étincelant, superbe, magnifique. Je comptais les syllabes, les tercets, les quatrains, et toutes les étoiles du ciel ; et je me rêvais en poète des lendemains qui chantent…

Mais c’était sans compter sur la réalité.

Sournoise, elle vint se rappeler à moi, dure comme la pierre – sensible, comme le grain froissé des factures impayées.

Alors il me fallut faire preuve de sagesse ; renoncer pour un temps à mes rêves de saltimbanque.

La vie dans l’âme, je décidai de m’en retourner à ma besogneuse solitude, à mes heures de bourdonnante concentration, quand les mots et le café trop sucré coulent à flots dans mes neurones bouillonnants ; quand le temps s’accélère soudain en secondes sonnantes et trébuchantes.

C’est ma participation un peu tardive au défi #23 du Challenge Ecriture proposé par Marie.

La contrainte était d’écrire à partir de la phrase de Christian Bobin citée plus haut, en utilisant les mots : sacre, sensualité, sucré, sensible,sublimation, solitude, saltimbanque, sagesse, sourires et secondes.

Sans queue ni tête

C’est un poème flou, quelque peu saugrenu ;
Bien caché, tout tremblant, il était biscornu,
Malheureux, tout boiteux, triste comme les pierres.
Marie, sanglotait-il, ne fais pas de manières !
Je n’ai ni queue ni tête, il faut me laisser là.
N’ai-je pas l’air affreux et sans le moindre éclat ?
Pas à pas, il fallut apaiser ses angoisses ;
D’idée un peu loufoque en rimes efficaces.

C’est ma participation au défi #23 du Challenge Écriture de Marie. La contrainte était d’écrire un acrostiche.

Si je n’ai pas vraiment respecté le thème qui était suggéré par l’exemple proposé – un poème d’Alfred de Musset – je me suis efforcée d’en respecter exactement la structure : huit alexandrins avec une succession de rimes suivies (AA-BB-CC-DD) et une alternance de rimes féminines et masculines. Voilà, voilà…

Mon album de senteurs #5 – dans le désert

Le sable a-t-il une odeur ?

Celui de la plage, oui, assurément. Il est imprégné de notes iodées, de relents d’algues ; il fleure les embruns. Il en a la texture poisseuse aussi.

Le sable du désert, lui, ne colle pas. Il ne se loge pas dans les moindres replis de peau et d’étoffes ; il glisse, tout simplement. Proprement. En toute légèreté. Et sa fraîcheur au point du jour est un indescriptible délice.

À bien y réfléchir, je ne crois pas qu’il ait une odeur particulière.

Pourtant, quand je repense à notre escapade à travers les dunes, au pas lent des dromadaires au pied des montagnes de sable, à nos éclats de rire sous les étoiles, mes narines sont assaillies par le souvenir de cette odeur étrange.

Aux portes du désert, je la retrouvais partout, sans parvenir à l’identifier. Une odeur prenante, douçâtre, chaude, mais de quoi ? De poterie ? D’argile ? De briques cuites au soleil ?

Elle était ténue dans les ruelles du village, discrète dans la cour de ce caravansérail à touristes où nous avions pris un thé brûlant avant le grand débarquement ; vaguement écœurante dans cette drôle de maison à l’allure de grotte, aux plafonds de cathédrale.

J’ai fini par comprendre que l’odeur provenait de la maison elle-même – de ses murs en pisé.

En théorie, on s’imagine que ce genre de construction traditionnelle est conçu pour préserver la fraîcheur à l’intérieur des murs ; pour offrir aux corps éprouvés par la brutalité du soleil une oasis minérale, une parenthèse bienfaisante d’ombre entre deux clartés aveuglantes.

En théorie, on s’imagine que les habitants de ces régions hostiles ont trouvé des solutions pour rendre leurs conditions de vie plus supportables…

Assise dans un coin sombre, baignant dans ma sueur, j’observais incrédule ces gens du désert qui vaquaient à leurs occupations habituelles comme si de rien n’était. Qui allaient et venaient le long des couloirs obscurs, comme si la chaleur extrême, identique de part et d’autre des murs de pisé, était la chose la plus naturelle qui soit.

Elle était partout, cette chaleur. Dedans comme dehors. Accablante. Elle me brûlait la peau, incendiait mes narines, battait à mes tempes, dans mon crâne, sans répit, comme un impitoyable tambour.

Le temps n’en finissait pas. Pourquoi étions-nous là, déjà ?

Ah, oui… Il voulait s’enterrer dans le sable… Quelqu’un lui avait dit que c’était bon pour les rhumatismes et les fractures, et il se remettait tout juste d’une méchante chute de moto.

Cet endroit était une sorte de sanatorium traditionnel spécialisé dans les bains de sable. Il se présentait un peu comme une auberge : planté sur le bord d’une route, avec un parking de terre battue sur l’avant, quelques plantes vivaces dans des parterres, de longs couloirs sombres, et à l’arrière, une porte qui donnait directement sur les dunes… un peu comme une rampe de lancement. Une piste d’envol vers l’aventure.

La veille, nous y avions trouvé les dromadaires qui devaient nous emmener bivouaquer dans le désert. Une folie. Un coup de tête. Un désir très ancien – un moment inoubliable en famille.

Le bivouac était derrière nous. Le balancement des dromadaires n’était plus qu’un joyeux souvenir pour bercer nos nuits d’hiver à venir. Il ne restait plus que le bain de sable…

Alors, nous étions là, à attendre l’heure H. Le bon moment. Le zénith.

L’air était brûlant, épais, gluant. Il sentait la terre cuite au soleil à en avoir la nausée.

Une âme d’enfant

C’était peu de temps après la terrible épidémie qui avait bouleversé le monde. Peut-être en l’an II ou III après le Grand Confinement, je ne sais plus très bien.

Ce dont je me souviens, c’est que c’était une époque un peu étrange. Comme le calme après la tempête, ou le silence après la fureur du vent. Il régnait une atmosphère bizarre, presque irréelle. La vie recommençait tout juste à redevenir normale. On n’enregistrait pratiquement plus de cas de la Grande Maladie. Les distances de sécurité se réduisaient sensiblement. On se lavait un peu moins les mains…

Mais dans l’ombre, les chercheurs du monde entier continuaient à s’activer pour trouver un vaccin contre le virus meurtrier. Le temps pressait. Pour gagner du temps, on s’embarrassait de moins en moins des protocoles. On faisait voler toutes les règles en éclats. Était-ce cela qui avait provoqué le phénomène étrange qui allait suivre ? Cette dérive scientifique généralisée ? Ces dangereux tâtonnements ? Aujourd’hui encore, certains en sont convaincus.

Ça avait commencé brusquement, sans prévenir, prenant toute la planète de court – ou plutôt, prenant tous les enfants de la planète de court, car eux seuls étaient témoins de ce qui se passait : le Phénomène ne touchait que les adultes, qui ne se rendaient compte de rien.

Chaque jour, pendant une heure complète, ces derniers se retrouvaient pétrifiés tels des statues de bronze. Figés dans leur mouvement. Saisis sur le vif. Et bizarrement, ils n’en avaient pas conscience. Au bout d’une heure, ils s’animaient à nouveau et reprenaient tout naturellement le cours de leur vie comme si de rien n’était.

Ils pouvaient être au boulot, en train de papoter près de la machine à café, ou bien en train de pousser un caddy dans les allées d’un supermarché, ou encore, de dormir du sommeil du juste – et paf ! Le Phénomène les saisissait tous en même temps, partout dans le monde, à la même heure, pendant soixante minutes. Pas une de plus, pas une de moins. Soixante minutes très exactement.

Pendant ce temps, les enfants étaient livrés à eux-mêmes. Plus de parents ! Plus de maîtresse ! Libres !

Bien sûr, au début, une fois passées les premières secondes de surprise, ils en avaient profité pour faire tout ce qu’ils n’avaient pas le droit de faire en temps normal : s’empiffrer de bonbons et de glaces, jouer aux jeux vidéo au lieu de faire leurs devoirs… Mais rapidement, ils avaient réalisé plusieurs choses : d’abord, qu’en l’absence des adultes, les plus grands étaient responsables des plus jeunes – qui risquaient de se blesser si on ne les avait pas à l’œil ; ensuite, que s’ils voulaient continuer à bénéficier de cette plage de liberté, ils devaient s’arranger pour que les adultes continuent à ne rien remarquer.

Ils s’étaient donc organisés : une immense chaîne de solidarité enfantine s’était mise en place à travers le monde. Ils s’étaient fédérés, avaient élu leurs représentants au Grand Conseil des Enfants, avaient émis des directives pour la protection des plus jeunes et mis en place des politiques de préservation de l’ignorance parentale.

Curieusement, certains adultes étaient épargnés par le Phénomène : c’étaient ceux qui avaient su conserver leur âme d’enfant. Des vieux au regard malicieux, des rêveurs, des artistes ; pas mal de scientifiques aussi, des chercheurs excentriques, des savants fous. Les gamins ne tardèrent pas à leur attribuer le titre prestigieux de « Grands Enfants ». Une ressource précieuse sur laquelle la population enfantine pourrait compter pour l’aider à mener à bien ses nombreux projets.

Car une fois les premières mesures prises, les enfants commencèrent à se dire qu’ils pouvaient peut-être aller plus loin, qu’ils pouvaient peut-être profiter de l’absence des adultes pour trouver enfin des solutions durables à tous les problèmes du monde : les guerres, la pollution, la misère… Sans les adultes au milieu avec leurs raisonnements incompréhensibles, les enfants auraient le champ libre pour prendre tous ces problèmes à bras le corps et les régler une bonne fois pour toute !

La tâche était colossale. Et le temps disponible bien trop court pour y parvenir : pensez donc, une heure par jour ! Le Grand Conseil des Enfants décida que dans un premier temps, il fallait trouver un moyen de prolonger l’heure quotidienne d’immobilité.

Alors ils se mirent au travail, partout dans le monde, avec l’aide des « Grands Enfants ». Ils entamèrent des recherches pour essayer de comprendre le mystérieux Phénomène et surtout, pour parvenir à le contrôler. L’enjeu était de taille, n’est-ce pas : endormir quelques heures chaque jour toutes ces créatures irresponsables qui précipitent le monde vers sa perte – et corriger leurs erreurs en leur absence.

À l’heure où je vous parle, ils sont sur le point d’y parvenir. Et les adultes n’ont encore rien remarqué. Touchons du bois. Ou peut-être, du bronze…

Crédit MK

C’est ma participation de dernière minute au défi #21 du Challenge Écriture proposé par Marie.

L’oiseau bleu

D’abord trois mots : sœurs, s’autoriser, oiseau

Elles étaient deux sœurs, en tous points différentes. L’une était terre, roche, source vive ; l’autre était ciel, nuage, torrent indomptable. L’une était arbre, branches, racines ; l’autre n’était que vent.

Elles se vouaient cependant une affection profonde.

Elles avaient grandi dans l’ombre l’une de l’autre, dormant sur la même paille, buvant à la même jatte, cousant à la même chandelle.

La grande réfrénait inlassablement les ardeurs de la petite ; la cadette, à sa manière, stimulait son aînée. Elles se complétaient parfaitement et la vie s’écoulait, délicieuse.

Mais le vent est ce qu’il est : nul ne peut l’empêcher de souffler.

Un jour, alors qu’elles battaient leur linge au bord de la rivière, la plus jeune annonça : « Je partirai demain ». L’autre ne répondit pas : il n’y avait rien à dire. Elles avaient toujours su, l’une comme l’autre, que ce jour arriverait.

Elles restèrent longtemps côte à côte, en silence, à rincer leurs vieux draps de leurs larmes amères.

Le lendemain, la jeune sœur fit ce qu’elle avait dit. Après de pénibles adieux, elle s’engagea sur le chemin, la gorge nouée, toute vêtue de rêves. Et l’aînée resta là, le cœur en haillons, à regarder la silhouette gracile s’évanouir dans le lointain.

Elle resta là longtemps, incapable du moindre mouvement, les yeux rivés sur l’horizon. Elle y resta comme suspendue, figée telle une statue de pierre, étrangère à sa propre vie.

Un matin, alors qu’une année entière s’était écoulée depuis le jour du grand départ, elle fut tirée de sa torpeur par le chant d’un oiseau.

C’était un bel oiseau bleu au plumage chatoyant, avec beaucoup de douceur dans les yeux. Lentement, il se mit à lui parler de sa sœur. Il lui raconta la poussière des chemins, le scintillement des étoiles ; les mains tendues, les pains offerts.

Il lui raconta les bivouacs sous la lune, les dunes hautes comme des montagnes, le pas lent des chameaux, les caravansérails animés aux portes du désert.

Il lui raconta le bleu profond de l’océan, le grondement des vagues, les cris des goélands, les voiles gonflées par les alizés, les ports du bout du monde.

Il lui raconta mille autres choses encore.

Lorsqu’il se tut, la nuit régnait sur la vallée. Mais une lueur luisait à nouveau dans les yeux de la grande sœur.

Le cœur apaisé, elle put reprendre le cours de sa vie.

L’oiseau revint l’année suivante, et l’année d’après, et encore celle d’après. Il revint chaque année, toujours à la même date.

Il arrivait au point du jour, sans faute, et s’installait sur un rocher, au bord de la rivière. Et il parlait lentement, longuement, jusqu’à ce que la nuit descende. Il parlait et la grande sœur l’écoutait, immobile, et son chant résonnait longtemps à travers la vallée.

Il racontait les cimes enneigées, les forêts luxuriantes, les fières cavalcades à travers les steppes, les troupeaux imposants dans l’herbe des savanes, le glissement des pirogues au miroir des eaux sombres…

Il racontait les palais d’émeraude, les remparts de torchis, les marbres des statues, le brouhaha des villes lointaines…

Il racontait l’argent des fleuves à travers les plaines, l’or des crépuscules sur les mers et les lacs, le cuivre brûlant des verres de thé partagés…

Puis il repartait d’où il était venu, chargé de nouvelles, emportant avec lui le récit des récoltes, l’écho des noces heureuses, les pleurs des nouveau-nés, les berceuses, les rires des enfants, et parfois, le parfum des fleurs déposées sur une tombe.

Au soir de sa vie, la vieille femme demanda à ses petits-enfants de l’aider à descendre près de la rivière pour y passer la nuit. Elle voulait y attendre l’oiseau bleu.

Ils étaient nombreux et de tous âges. Les plus aguerris allumèrent un feu pendant que les autres s’installaient autour, sur des nattes ou des tapis de laine.

La nuit était claire. Il y avait beaucoup de joie dans l’air, et beaucoup de rires qui crépitaient avec le feu.

Alors la voix de la vieille s’éleva, très douce, et se mit à raconter les histoires apportées tout au long de ces années par l’oiseau bleu. Toutes les histoires, les unes après les autres.

Les yeux des grands et des petits étaient suspendus à son visage plissé, à ses lèvres minces toujours prêtes à sourire.

Elle était infiniment heureuse, ainsi entourée de sa descendance, partageant avec eux l’écho des voyages de sa sœur bien aimée.

Elle la sentait toute proche. C’était comme si elle était là, assise de l’autre côté du feu, et que leurs deux bonheurs se conjuguaient.

Le sommeil finit par les prendre, un à un, grands et petits, et ce fut la morsure d’un soleil déjà mûr qui les réveilla quelques heures plus tard.

Mais l’oiseau n’était pas là – il n’était pas venu.

La vieille femme comprit qu’il ne reviendrait plus, que tout était terminé ; qu’il n’y avait plus d’histoires à raconter.

Une légère brise vint alors caresser sa joue parcheminée. Une brise chargée d’affection. La vieille lui adressa un sourire : elle lui avait tant manqué.

C’est ma participation au défi #20 du Challenge Écriture de Marie. La contrainte était de décrire le collage ci-dessous en trois mots, puis d’écrire un texte à partir de ces mots.

Le mot sœurs s’est imposé dès le début, avec les mots enfance, grandir, s’autoriser, et grand-mère aussi, à cause de l’oiseau. Ça faisait plus que trois. Il fallait faire un choix…

Après un premier essai qui m’a conduite dans une impasse, j’ai préféré me détacher complètement de ce que m’évoquait l’image avec une histoire qui s’est imposée à partir des mots sœurs et oiseau, et l’idée de s’autoriser [à vivre la vie pour laquelle on est fait(e)] qui planait en arrière-plan.

Qu’est-ce qu’un poème (10) ?

Tentative de définition #10

Poème : n. masc., [pɔ εm] – fournée de mots à croquer.

Qu’est-ce qu’un poème (9) ?

Tentative de définition #9

Poème : n. masc., [pɔ εm] – baume pour le cœur.

Indéfectible

Au rendez-vous atmosphérique,
J’ai rencontré sa plume amie ;
C’était du côté de Saint-Patrick,
Au rendez-vous atmosphérique.

En quête d’harmonie cosmique,
Elle fredonnait « Let it be » ;
Au rendez-vous atmosphérique,
J’ai rencontré sa plume amie.

C’est ma participation au dernier défi de Marie, dans le cadre de son Challenge Écriture 2020. La contrainte était d’écrire un triolet…

Un clin d’œil pour un clin d’œil, en somme 😉

Mon album de senteurs #4 – tomate verte

Certaines odeurs ont le pouvoir de nous transporter instantanément d’un endroit à un autre ; de nous faire traverser les années et les frontières pour nous ramener, l’espace d’une inspiration, dans des lieux devenus inaccessibles, auprès de personnes qui ne sont plus.

Je m’affairais dans la cuisine. J’avais décidé de confectionner des pizzas maison, comme je les aime. De « vraies » pizzas, comme celles que j’achetais chez le boulanger autrefois, en Provence : des tomates fraîches doucement mijotées, un parfum de thym, de sauge, quelques anchois, deux ou trois olives noires. Très peu de fromage…

Les oignons chantaient déjà dans la poêle. Il fallait rapidement s’occuper de détailler les tomates. De belles tomates bien fermes, bien charnues. Un peu pâlichonnes, peut-être. Encore un peu vertes. Mais depuis le temps que je vis au Maroc, je ne m’étonne plus de ces légumes dont la taille et la couleur varient au rythme des saisons, en fonction des pluies et de l’ensoleillement, et qui arrivent sur les étals des marchés tels qu’ils ont été récoltés : bruts, portant encore des traces de terre ou parfois de sable.

Avant de les peler, un rinçage minutieux de mes tomates s’imposait.

C’est à ce moment-là, alors que j’étais en train de passer mes légumes sous l’eau en prenant soin d’effacer toutes les traces indésirables sur leurs surfaces lisses, que l’odeur est venue me frapper sans prévenir, me propulsant soudain des années en arrière, dans ce jardin tant arpenté, tant exploré, tant habité de souvenirs.

Vu depuis la maison, il s’étendait entre une haie de sapins et un large parterre de fleurs et de buissons où nous n’avions pas le droit de jouer, et il semblait s’arrêter à la cabane plantée derrière le grand noyer et les pommiers.

Cette cabane avait accueilli maintes aventures enfantines bien longtemps avant moi, pour servir ensuite de remise à outils et de pigeonnier. Elle semblait marquer la fin du jardin. Mais derrière, il y avait encore tout un monde à découvrir : un monde à plumes, piaillant et gloussant, des pommiers, encore, et puis un potager.

Papy y cultivait des légumes. Il faisait ça pendant son temps libre, le dimanche, troquant pour la journée son éternel costume trois pièces, sa cravate et son chapeau de ville – qui n’était pas sans rappeler le borsalino d’Al Capone ! – pour aller bêcher, sarcler, biner la terre de son jardin ; pour aller soigner, avec des attentions de mère, les pommes-de-terre qu’il aimait tant dans son assiette – avec beaucoup de beurre, de préférence.

Sans doute était-ce là pour lui un moyen de rester en lien avec ses racines, avec le souvenir de ses chers disparus. Répéter inlassablement les gestes appris dans l’enfance, le savoir-faire hérité de plusieurs générations d’ancêtres qui s’étaient employés à travailler la terre de leurs fermes flamandes.

C’est donc là, dans le potager de mon grand-père, que j’ai découvert pour la première fois le parfum caractéristique des plants de tomates en train de mûrir.

Un parfum vert, subtil, un peu amer, qu’on ne retrouve pas spécialement quand on tranche la chair rouge et juteuse, ni quand on la mange. Une odeur beaucoup plus crue que celle des fruits une fois récoltés, plus franche, évoquant la végétation, les plantes, la chlorophylle.

J’avais toujours cru que cette senteur si particulière était celle des tomates avant qu’elles n’arrivent à maturité, ou peut-être celle d’une variété belge plus amère que ses cousines du sud – puisque l’endroit où elle m’était apparue la plus prononcée était le potager de mon grand-père…

Je viens seulement de réaliser que cette odeur est en réalité celle du pédoncule du fruit, et probablement celle de ses feuilles aussi !

Ce qui explique sans doute pourquoi je l’associe à un jardin luxuriant baigné de pluies nordiques, plutôt qu’à tous ces plats aux accents de soleil que j’aime cuisiner.

Pour un peu, j’aurais presque envie de commencer un potager…

Un jour vous verrez la blogueuse automate
S'en aller cultiver ses tomaaates
Au soleieieil... ♪♫♪

Photo d’en-tête

Qu’est-ce qu’un poème (7) ?

Tentative de définition #7

Poème : n. masc., [pɔ εm] – filet à pensées volatiles.