L’oiseau bleu

Elles étaient deux sœurs, en tous points différentes.

L’une était terre, roche, source vive ; l’autre était ciel, nuage, torrent indomptable. L’une était arbre, branches, racines ; l’autre n’était que vent.

Elles se vouaient cependant une affection profonde.

Elles avaient grandi dans l’ombre l’une de l’autre, dormant sur la même paille, buvant à la même jatte, cousant à la même chandelle.

La grande réfrénait inlassablement les ardeurs de la petite ; la cadette, à sa manière, stimulait son aînée. Elles se complétaient parfaitement et la vie s’écoulait, paisible et délicieuse.

Mais le vent est ce qu’il est : nul ne peut l’empêcher de souffler.

Un jour, alors qu’elles battaient leur linge au bord de la rivière, la plus jeune annonça : « Je partirai demain ». L’autre ne répondit pas : il n’y avait rien à dire. Elles avaient toujours su, l’une comme l’autre, que ce jour arriverait.

Elles restèrent longtemps côte à côte, en silence, à rincer leurs vieux draps de leurs larmes amères.

Le lendemain, après de pénibles adieux, la jeune sœur s’engagea sur le chemin, toute vêtue de rêves. Et l’aînée resta là, le cœur en haillons, à regarder la silhouette gracile s’évanouir dans le lointain.

Elle resta là longtemps, incapable du moindre mouvement, les yeux rivés sur l’horizon. Elle y resta comme suspendue, figée telle une statue de pierre, étrangère à sa propre vie.

Un matin, alors qu’une année entière s’était écoulée depuis le jour du grand départ, elle fut tirée de sa torpeur par le chant d’un oiseau.

C’était un bel oiseau bleu au plumage chatoyant, aux yeux pleins de douceur. Lentement, il se mit à lui parler de sa sœur…

Il lui raconta la poussière des chemins, le scintillement des étoiles ; les mains tendues, les pains offerts.

Il lui raconta les bivouacs sous la lune, les dunes hautes comme des montagnes, le pas lent des chameaux, les caravansérails aux portes du désert.

Il lui raconta les voiles gonflées par les alizés, le grondement des vagues, les cris des goélands, les ports du bout du monde.

Il lui raconta mille autres choses encore.

Lorsqu’il se tut, la nuit régnait sur la vallée. Mais une lueur luisait à nouveau dans les yeux de la grande sœur.

Le cœur apaisé, elle put reprendre le cours de sa vie.

L’oiseau revint l’année suivante, et l’année d’après, et encore celle d’après. Il revint chaque année, toujours à la même date.

Il arrivait au point du jour, sans faute, et s’installait sur un rocher, au bord de la rivière. Et il parlait lentement, longuement, jusqu’à ce que la nuit descende.

Il parlait et la grande sœur l’écoutait, immobile, et son chant résonnait longtemps à travers la vallée.

Il racontait les cimes enneigées, les forêts luxuriantes, les fières cavalcades à travers les steppes…

Il racontait les troupeaux majestueux dans l’herbe des savanes, le glissement des pirogues au miroir des eaux sombres…

Il racontait les marbres des palais, les remparts de torchis, le brouhaha des villes lointaines…

Il racontait l’argent des fleuves à travers les plaines, l’or des crépuscules sur les plages du sud, le cuivre brûlant des verres de thé partagés…

Puis il repartait d’où il était venu, chargé de nouvelles, emportant avec lui le récit des récoltes, l’écho des noces heureuses, les pleurs des nouveau-nés, les berceuses et les rires des enfants ; parfois aussi le parfum d’une gerbe de fleurs déposée sur une tombe.

Au soir de sa vie, la vieille femme demanda à ses petits-enfants de l’accompagner au bord de la rivière pour y passer la nuit. Elle voulait y attendre l’oiseau bleu.

Les enfants étaient nombreux et de tous âges. Les plus aguerris allumèrent un feu pendant que les autres s’installaient autour, sur des nattes ou des tapis de laine.

La nuit était claire. Il y avait beaucoup de joie dans l’air, et beaucoup de rires qui crépitaient avec le feu.

Alors la voix de la vieille s’éleva, très douce, et se mit à raconter les histoires apportées tout au long de ces années par l’oiseau bleu. Toutes les histoires, les unes après les autres.

Les yeux des grands et des petits étaient suspendus à son visage plissé, à ses lèvres minces toujours prêtes à sourire.

Elle se sentait infiniment heureuse, ainsi entourée de sa descendance, partageant avec eux l’écho des voyages de sa sœur bien aimée.

Elle la sentait toute proche. C’était comme si elle était là, assise de l’autre côté du feu, et que leurs deux bonheurs se conjuguaient.

Le sommeil finit par les prendre, un à un, grands et petits, et ce fut la morsure du soleil qui les réveilla quelques heures plus tard.

Le jour était levé, mais l’oiseau n’était pas là – il n’était pas venu.

La vieille femme comprit qu’il ne reviendrait plus, que tout était terminé ; qu’il n’y avait plus d’histoires à raconter.

Une légère brise vint alors caresser sa joue parcheminée. Une brise chargée d’affection. La vieille lui adressa un sourire : elle lui avait tant manqué.

Image par Enrique Meseguer

Texte écrit au départ pour l’atelier d’écriture de l’Atmosphérique Marie Kléber (merci infiniment Marie, pour toutes ces belles inspirations), puis qualifié sur Short Édition à l’époque où ce site promouvait encore la littérature courte…

Republié ici dans sa version définitive – juste pour le plaisir et puisqu’il n’est plus ailleurs 😊

Mille ans

J’ai mille ans
Je viens de naître
J’ai tout vu
J’ai tant à voir

Le temps passe
Et nous entraîne
Le temps passe
Et nous malmène

Les jours tracent
Sur nos visages
Des sillons
Indélébiles

L’escarcelle
Des souvenirs
Se fait lourde
Se fait trésor

Quelquefois
Se fait fardeau
La roue tourne
Et ça fait mal

Il arrive
Que nos regrets
Nous tourmentent
Nous empoisonnent

Mais le cœur
À l’intérieur
N’a pas d’âge
N’a pas de rides

Et trépigne
Et s’impatiente
Et s’enflamme
Et s’émerveille

Et s’étonne
Un beau matin
De ce corps
Si courbatu

J’ai mille ans
Je viens de naître
J’ai tout vu
J’ai tant à voir

*****

Poème déjà publié ici ainsi que sur feu Short Edition – aujourd’hui propulsé sur mon compte Instagram, D’un haïku à l’autre, juste pour voir ce que ça donne dans un nouveau format.

Merci à vous qui me lisez encore 🙂

Image par Henryk Niestrój, Pixabay

Silence

Quand le poète se tait
C’est peut-être qu’il n’a plus de mots

C’est peut-être qu’il a trop de mots
Qui s’entrechoquent
Qui se fracassent

Indicible chaos
Au bord des gouffres de pierre

Sur le fil des pensées
L’équilibre est fragile

Crédit photo

Sans queue ni tête

Très longtemps, j’ai rêvé de nettoyer le monde ;
Monde encrassé, mots insensés.
Insensés les serpents qui sifflent sur nos têtes ;
Têtes remplies, têtes bien pleines.
Pleines de certitudes, les foules poings levés ;
Levés les doutes, sus à l’ennemi !
L’ennemi désigné, chargé de tous les maux ;
Maux de tête, tête en vrac.
Vrac, tous leurs beaux discours bien enrobés de miel ;
Miel écœurant, sucre menteur.
Menteur est l’air du temps, l’entendez-vous grincer ?
Grincer des dents, crever de froid.
Froid le marbre des stèles et la mémoire du monde.

Une petite participation inopinée et presque incongrue au Challenge écriture de Marie.

La contrainte pour cette semaine #18 était d’écrire un texte ou un poème dans lequel le dernier mot de chaque phrase devait être repris au début de la phrase suivante.

J’aimais bien la musicalité et le rythme apportés par cette contrainte, alors je me suis laissée porter sans trop me prendre la tête – le résultat n’est pas très joyeux, j’en conviens, mais bon, on ne choisit pas toujours lesquels de nos mots ont envie de sortir prendre l’air 🙂

De la suite dans les idées

Matin

Le
Jour
Naissant
Flamboyant
L'odeur du café
La toute première gorgée

Enfance

Jus 
Frais 
Sucré 
Au menton 
La pastèque mûre 
Sur la jolie robe en dentelle

Chocolat

Or 
Pur 
Au creux 
Des papilles 
Le goût des nuits blanches 
Quelques carrés couleur d'ébène

C’est ma participation au Challenge Écriture de Marie.

Pour cette semaine #6, le défi était d’allier mathématiques et poésie en composant des « Fibs » : des petits poèmes de six vers et 20 syllabes réparties selon la fameuse suite de Fibonacci, soit 1-1-2-3-5-8, etc. Le thème était couleurs & saveurs

Je ne connaissais pas du tout cette petite forme poétique. Merci Marie pour cette jolie découverte 🙂

Illustrations : Felix Tonax et Karin Henseler, sur Pixabay

Haïkus nocturnes

Voyage

Fermer les paupières
Les draps fraîchement lavés
Du vent dans les branches
Pluie 

Mille et un soleils
Crépitent sur le bitume
La nuit resplendit
Parents 

L'enfant endormi
Chuchotis et pas feutrés
Le silence est d'or
Pause 

Un rayon de lune
Thé fumant au creux des mains
Le goût du silence
Insomnie

Rêves en volutes
Sur les pages des nuits blanches
À l'encre de Chine

C’est ma participation – en temps et en heure, cette fois-ci – au Challenge Écriture de Marie.

Le défi de cette semaine #5 était de composer un ou plusieurs haïkus sur le thème du printemps ou de la nuit, ou les deux…

J’avais d’abord pensé à traiter les deux thèmes, mais bizarrement, la nuit a fini par s’imposer… Je manque cruellement de sommeil en ce moment !

En catimini

  • Et vous, alors ? Qu’est-ce que vous faites de beau depuis qu’ils ont décrété l’isolement total des vieux ? Vous ne vous ennuyez pas trop ?
  • Oh, ma foi, non… Je trouve toujours quelque chose à faire… J’ai repris mes ouvrages au point de croix pour m’occuper… Et puis, il y a la télé… Ça fait comme une présence, vous voyez ?
  • Ah ben moi, c’est pareil. Qu’est-ce que vous voulez ? Il faut savoir faire preuve d’imagination dans l’adversité.
  • Mais oui, c’est ce que je dis toujours. Il faut prendre son mal en patience…
  • Tout de même, cette fois-ci, je trouve qu’elle est mise à rude épreuve, notre patience !
  • Bah, ça passera, vous verrez… Elles sont bien agréables, ces allées. Avec toutes ces jolies fleurs.
  • Ah oui, ça fait du bien. J’aime beaucoup les jardinières de mon balcon, mais c’est quand même pas pareil !
  • Vous avez raison, Lucette. Ça ne remplace pas une belle promenade au soleil. Vous avez bien fait d’insister pour me convaincre de faire cette petite escapade.
  • Il faudra qu’on remette ça, un de ces jours, Denise. Qu’en pensez-vous ?
  • J’en serais enchantée, Lucette… Mais la prochaine fois, je pense que nous devrions choisir des tenues un peu plus loufoques. Nous passerions plus facilement inaperçues.
  • Bonne idée, Denise. Il ne faudrait pas qu’on découvre que nous nous sommes déguisées en jeunes pour sortir…

C’est ma participation fantaisiste au Challenge Écriture de Marie – tardive, une fois de plus, mais néanmoins présente (Ouf ! Mission accomplie !)…

La contrainte de cette semaine #4 était d’écrire un dialogue entre les deux personnes de la photographie ci-dessous, en incluant les mots suivants : croix, présence, imagination, loufoque, allées et fleurs.

Photo par Marie Kléber

Au jardin

Ça faisait bientôt un an qu’elle vivait comme ça, entre ses murs, seule du matin au soir, du soir au matin. Seule pour dormir. Seule pour manger. Seule pour trainer sa vieille carcasse entre les deux pièces qu’elle occupait au rez-de-chaussée. Seule pour tuer ce temps si long.

Avant, elle avait des tas d’activités. Elle sortait presque tous les jours. Elle rendait visite à ses amies ; elle participait à toutes sortes d’ateliers organisés pour le troisième âge. Il y avait des voyages, aussi. Des sorties culturelles. Elle avait toujours de quoi s’occuper l’esprit ; de quoi éviter d’aller remuer les eaux troubles du passé. Et puis, elle avait de la compagnie, aussi. Ça aide pour tromper l’absence.

Avant, elle trouvait qu’elle ne s’en sortait pas si mal ; qu’elle parvenait à vivre sans lui, malgré tout. Qu’elle parvenait à remplir un tant soit peu le vide qu’il avait laissé. Cinquante ans d’amour, ça ne s’efface pas comme ça. Cinquante ans de vie commune qui avaient pris fin de manière abrupte. Elle avait lutté âprement pour ne pas perdre le goût de vivre.

Et puis, ce fichu virus était arrivé, qui avait brisé en mille petits morceaux son fragile équilibre. Plus de sorties, plus de voyages, plus d’ateliers, plus de visites… La solitude, tout le temps. Ses quatre murs et rien d’autre.

La télé pour seul horizon, et le téléphone de temps en temps, pour garder un semblant de lien…

Pourtant, elle ne voulait pas se laisser aller. Il fallait continuer, remplir de belles choses toutes ces heures creuses. Alors, elle s’occupait. Elle cousait. Elle brodait. Elle faisait du crochet… Elle s’était mise à fabriquer des masques aussi, pour une association.

Et puis, elle avait recommencé à jardiner, dans sa petite cour. Quand il était là, c’était surtout lui qui s’en occupait ; qui plantait, arrosait, bouturait… C’était lui qui avait la main verte. Elle, elle le regardait faire par la fenêtre de la cuisine. Elle lui souriait quand il se relevait de ses plates-bandes, les genoux noircis, les mains pleines de terreau, heureux comme un pape dans son minuscule jardin urbain.

Avec le confinement, elle avait recommencé à passer du temps dans cette cour. Elle avait recommencé à prendre soin des fleurs qu’il avait plantées autrefois. Et contre toute attente, ça lui avait fait du bien. C’était un peu comme s’il était là, tout près d’elle. Ça lui donnait de la force pour continuer. Un jour à la fois.

Les murs, l’isolement, la solitude, elle ne voulait pas y penser. Elle ne voulait pas les voir. Ses yeux usés, elle prenait soin de les poser sur de jolies choses : le petit coin de paradis qu’il lui avait aménagé au fil des années ; les roses et les fuchsias qu’il lui avait laissés.

On ne l’attendait plus et finalement, la voici : ma modeste participation au Challenge Écriture de Marie.

La contrainte de cette semaine #3 était d’écrire un texte à la troisième personne à partir de l’arrière-plan de cette photo :

Photo par Marie Kléber

Photo sensible

Superbe… Superbe… Magnifique lumière…

L’ongle parfaitement manucuré de ma mère glissait avec détermination sur l’écran de la tablette tandis qu’elle passait en revue, de son œil toujours acéré, les clichés que j’avais sélectionnés pour ma prochaine expo.

Ça faisait près de vingt-trois ans que c’était comme ça, qu’elle assurait pour moi ce rôle d’imprésario, de coach, de pilier dans tous les sens du terme. Je prenais les photos ; elle s’occupait de les diffuser, de les commercialiser, de les monétiser de toutes les manières possibles. Grâce à elle, je pouvais « vivre de ma passion », selon l’expression consacrée. En réalité, je m’y cramponnais, comme on s’agrippe désespérément à une bouée de sauvetage. Pour rien au monde je n’aurais voulu sombrer à nouveau.

Celle-ci, je ne sais pas, dit-elle en s’arrêtant un moment sur l’un des clichés. Il y a un peu de bruit ici, regarde…

Rien n’échappait à ma mère. Aucun détail. Elle voyait toujours tout… Avait-elle vu, à l’époque, que j’étais à bout ? Que l’entraînement intensif auquel me soumettait mon père était sur le point de me briser en tous petits morceaux ?

Le ballon rond… Il n’y en avait plus que pour ce sport, à toute heure, en toute occasion. Je devais manger foot, dormir foot, sortir foot… Mon père avait eu cette implacable vision pour mon avenir : je serais un footballeur professionnel de haut niveau.

Peu à peu, ses rêves de gloire avaient pris toute la place dans ma vie – et moi, je m’y étais senti de plus en plus à l’étroit. Le petit garçon d’autrefois, tout ébloui des étoiles qu’il voyait dans les yeux de son papa, avait laissé la place à un jeune homme lucide : j’avais devant moi toute une vie pour vivre le rêve d’un autre.

La suite était prévisible : j’avais fini par exploser. Littéralement. J’avais tout fait voler en éclats. Les entraînements sous la pluie, les régimes protéinés, les matchs tous les dimanches, la vie parallèle, toujours en marge des autres, la pression… Mais il était trop tard. J’avais attendu trop longtemps pour me rebeller. Je n’étais déjà plus qu’un tas de gravats. J’allais mettre des années à me reconstruire.

Quant à mon père, j’avais pulvérisé son rêve. J’avais commis l’impardonnable. Il m’en avait voulu jusqu’à son dernier souffle.

Pourquoi celle-ci ? demanda soudain ma mère en me montrant une photo en noir et blanc qui détonait formidablement au milieu des autres. Elle ne ressemble pas du tout à ce que tu fais d’habitude.

C’était vrai. D’ordinaire, je privilégiais les espaces préservés de toute activité humaine. Je travaillais rarement en ville. Et puis, j’aimais tout particulièrement les couleurs brutes de la nature. C’était l’une des caractéristiques de mon travail. Pourtant, ici, j’avais opté pour un noir et blanc sobre et intemporel.

Je ne sais pas, lui répondis-je, évasif. Je la trouve pittoresque…

En prononçant ces mots qui sonnaient faux, j’avais pris soin d’éviter de croiser son regard perçant. Je savais qu’elle ne serait pas dupe, mais qu’elle aurait le tact de ne pas insister. Certains sujets restaient douloureux malgré les années.

En réalité, en regardant ces gamins taper dans leur vieux ballon au milieu de la rue, j’avais eu comme un électrochoc : je m’étais souvenu qu’il y avait eu une vie avant l’ambition destructrice de mon père et le chaos qui l’avait suivie. Je m’étais souvenu qu’au départ, il y avait eu du plaisir – et des moments magiques de complicité entre un père et son fils.

Je ne voulais plus l’oublier.

C’est ma participation au Challenge Écriture de Marie. La contrainte de cette semaine #2 était d’écrire un texte à partir de cette photo, en partant du point de vue du photographe :

Je me demande si je ne me suis pas un tout petit peu éloignée du sujet…

De l’infinie tristesse des couchers de soleil

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours ressenti un incompréhensible pincement au cœur à la vue des couchers de soleil, et mon âme d’enfant a longtemps souffert en silence pour le Petit Prince qui lui, pouvait en regarder jusqu’à quarante-trois en une seule journée ! Sa tristesse me semblait être à la limite du supportable.

Il m’a fallu du temps pour comprendre que ce qui me faisait mal, c’était le sentiment de solitude que je pouvais ressentir face au sublime et à l’impossibilité pour moi de le partager – de le partager vraiment – parfois parce que j’étais réellement seule à ce moment-là, mais parfois aussi parce que les autres autour de moi ne ressentaient manifestement pas le même émerveillement.

Un coucher de soleil, c’est un embrasement délicieux des pupilles, un flamboiement grandiose de couleurs et de lumières qui se reproduit chaque jour et qui, pourtant, chaque jour est unique. Un coucher de soleil, c’est le beau à l’état pur, celui qui apaise l’âme et la nettoie de toutes les imperfections du monde ; celui qui vous élève et vous fait entrevoir, au-delà de la finitude des jours, quelques bribes d’éternité…

Et là, au milieu de votre extase, alors que des larmes de bonheur commencent à envahir vos yeux et que vous êtes prêt à entrer en communion ultime avec ceux qui ont la chance d’assister à ce même spectacle, on vous assène un « Ouais, ouais, c’est super joli… Bon, on y va ?! »

Nostalgie lavande

Les champs de lavande ont toujours fait partie de mon décor – ou à peu près. Je devais avoir cinq ans quand mes parents ont eu un coup de cœur pour la Haute-Provence, et peut-être six quand ils ont décidé de tout quitter pour s’y installer.

La lavande a toujours été là, un peu partout, sous forme de bouquets séchés, de petits sachets dans les placards, ou de miel parfumé sur la table du petit-déjeuner. Chaque année, nous étions fiers d’aller montrer à nos estivants nordiques, bien souvent affectés de coups de soleil monumentaux, les magnifiques étendues violacées vrombissantes d’abeilles.

Crédit photo

Pourtant, pendant très longtemps, ce parfum si caractéristique n’a pas fait partie de mon panel de senteurs provençales favorites : résine de pin, thym sauvage des collines, figuier planté au bord du chemin et que l’on détecte de loin… Toutes ces senteurs de l’enfance que j’aime et que je recherche avidement, toutes narines ouvertes, où que j’aille.

La lavande n’en faisait pas partie.

Et je crois que la raison en est toute simple : un jour, je devais avoir sept ou huit ans, nous roulions tranquillement à travers les petites routes sinueuses de Haute-Provence en pleine saison des lavandes, lorsqu’un camion chargé de bottes fraîchement récoltées a soudain perdu une partie de sa très odorante cargaison juste devant nous. Le conducteur ne s’est aperçu de rien et a poursuivi sa route. Et nous nous sommes retrouvés avec une énorme botte de lavande dans le coffre de la voiture. Une botte de lavande qui diffusait généreusement son parfum entêtant et camphré à travers tout l’habitable, même avec les fenêtres grandes ouvertes. Un parfum qui est venu se planter en travers de mon crâne comme une insoutenable et irrémédiable barre de métal.

Depuis ce jour, le parfum de la lavande était estampillé « danger » dans ma mémoire olfactive, au même titre que les parfumeries, les marchands de bougies et de fleurs séchées, ou certains produits ménagers trop parfumés. Toutes ces odeurs artificielles qui peuvent me valoir de cuisants maux de tête si je n’y prends pas garde.

Il aura fallu que je m’éloigne, que je traverse les frontières et la mer Méditerranée pour que, tout à coup, cette odeur retrouve grâce à mes narines. Ça m’a prise brusquement, après quelques mois passés en exil : du jour au lendemain, sans trop comprendre ce qui m’arrivait, je me suis mise à acheter du savon à la lavande, de la lessive à la lavande, des détergents à la lavande – tout devait être parfumé à la lavande ! J’étais en manque de ma Provence !

Aujourd’hui, j’en ai toujours quelques sachets sur mon bureau. De temps à autre, je les tapote gentiment… Et je me retrouve instantanément transportée au bord d’une piscine… Une piscine isolée, préservée des regards, où je savoure tout simplement le plaisir d’être là avec ma tribu.

Le ciel est d’un bleu somptueux. Les cigales chantent. Les rires fusent. L’eau m’éclabousse à chaque plongeon tandis qu’une légère brise vient caresser de temps à autre les pages de mon livre ; elle fleure bon la lavande – et le bonheur.

Photo : Bleu lavande

C’est ma participation (en avance, cette fois-ci !) au défi #26 du Challenge Écriture proposé par Marie. La contrainte était de choisir une odeur et de dire ce qu’elle nous évoquait.

Les extirpés

Quand les soldats étaient apparus au loin, ce matin de septembre 1610, nous savions déjà tous ce qui allait se passer.

Ils n’étaient encore qu’un nuage de poussière au pied des reliefs aragonais, qu’un vague cliquetis dans la vallée, mais tous ceux qui étaient dehors ce matin-là, tous ceux qui étaient aux champs et dans les collines comprirent aussitôt que le moment était venu.

Ils se figèrent : les bergers au milieu de leur troupeau, les vendangeurs dans les vignes. On envoya les enfants prévenir au village. Ils déferlèrent à travers rues et ruelles en une nuée affolée, en piaillant : « Ils sont là ! Ils sont là ! »

À ces cris, les occupants des maisons se figèrent à leur tour. Les matrones restèrent la cuillère en l’air au-dessus de leur bouillon. Les jeunes filles suspendirent leur aiguille au-dessus de leur broderie. Les vieillards se mirent à sangloter sur leurs paillasses.

Dans l’église, le curé commença à se signer de façon frénétique en marmonnant des supplications pour notre salut. Malgré ses efforts sincères et dévoués, le pauvre homme n’avait pas réussi à faire de nous des Chrétiens authentiques. C’est du moins ce que la Couronne avait décidé.

Alors nous sortîmes tous de nos maisons, jeunes et vieux, hommes et femmes, « Vieux Chrétiens » et « Chrétiens de Maures ».

Dans un seul mouvement, sans un mot, nous allâmes nous rassembler sur la place de notre village qui surplombait toute la vallée, et en silence, la gorge nouée, nous regardâmes les troupes de Philippe III remonter résolument vers nous, fouler tel un mille-pattes hérissé de piquants la route de terre crayeuse qui sillonnait à travers nos champs et nos vergers séculaires.

Depuis plusieurs mois, des nouvelles terribles arrivaient de Valence, de Séville, de Murcie. Les Morisques expulsés ! Les Morisques extirpés de leurs maisons, de leurs villages, emmenés vers les ports les plus proches pour y être embarqués à destination de la Barbarie.

Dehors, les Nouveaux Chrétiens de Maures ! Dehors, les traîtres potentiels, les mauvais Catholiques ! Après plus d’un siècle de conversions forcées, de surveillance, de vexations de toutes sortes, de condamnations cruelles, la Couronne d’Espagne avait opté pour une solution radicale : l’expulsion pure et simple. Notre sort était scellé.

Nous n’étions plus chez nous sur les terres que nos ancêtres avaient chéries et soignées durant de longs siècles, façonnées à force de sueur, d’amour et de patience. Nos villes ne nous appartenaient déjà plus depuis longtemps. Nos maisons, comme nos terres, seraient bientôt saisies. Nos villages seraient repeuplés après notre départ par des familles venues d’ailleurs, des Baléares peut-être, ou bien des Asturies.

Des rumeurs épouvantables circulaient sur ce qui était arrivé aux Morisques déjà expulsés. On disait que certains n’avaient pas pu emmener leurs enfants avec eux, qu’ils avaient dû embarquer en les abandonnant à leur sort. On disait que des mères désespérées avaient préféré se jeter du haut d’une falaise avec leurs nourrissons plutôt que de les laisser derrière elles.

On racontait aussi que certains avaient été dépouillés par des capitaines sans scrupules qui les avaient ensuite jetés à la mer ; que d’autres avaient été massacrés par la population locale à leur arrivée en Barbarie.

Une petite minorité d’entre nous avaient préféré prendre les devants et partir par leurs propres moyens, se réfugier au Languedoc ou au Béarn en attendant des jours meilleurs. Ceux-là étaient persuadés de pouvoir revenir plus tard, quand la situation serait calmée.

Les autres s’étaient résignés. Ils s’étaient préparés à l’impensable en vendant tout ce qu’ils pouvaient : leurs bêtes, leurs meubles, les provisions qu’ils ne pourraient pas emporter.

Nous nous savions livrés à nous-mêmes. Personne ne viendrait nous sauver de ce cauchemar. Aucun état, aucune armée. Quoi qu’il arrive, nous serions expulsés à notre tour, jetés dehors, arrachés à nos vies pour être précipités vers des rivages inconnus et peut-être hostiles.

Au pied du clocher – qui avait été autrefois, disait-on, à une époque qu’aucun de nous n’avait connue, un minaret – nous attendions, serrés les uns contre les autres, les yeux rivés sur les soldats du Roy d’Espagne qui approchaient.

Nous n’étions déjà plus chez nous. Nous étions déjà – et à jamais – des extirpés.

Embarquement des Morisques au port du Grao à Valence (partie), Pere Oromig, 1616, domaine public

Les Morisques sont les descendants des Musulmans d’Espagne obligés de se convertir au Catholicisme durant le XVIe siècle.

Au moment où Philippe III décrète leur expulsion de la péninsule ibérique, en 1609, soit un siècle après la chute de Grenade, c’est une population qui ne connaît plus grand-chose de l’Andalousie de ses ancêtres. Ils portent des noms espagnols, ne parlent plus la langue arabe, ne sont plus autorisés à porter de vêtements « maures », ne sont plus autorisés à se rendre aux bains (qui sont parfois reconvertis en silos) ni à pratiquer leurs anciens rites pour les mariages, les funérailles, etc.

Ils font l’objet d’une surveillance de tous les instants. Le moindre signe de « mahométisme » est passible de dénonciation à l’Inquisition.

Certains d’entre eux continuent tant bien que mal à pratiquer une forme d’Islam clandestin avec les moyens du bord ; d’autres ont réellement intégré le Catholicisme et s’emploient à le démontrer – ils seront expulsés au même titre que les autres.

*****

C’est un pan d’histoire méconnu qui continue à me bouleverser. J’avais envie d’en partager quelques bribes avec vous.