Elles étaient deux sœurs, en tous points différentes.
L’une était terre, roche, source vive ; l’autre était ciel, nuage, torrent indomptable. L’une était arbre, branches, racines ; l’autre n’était que vent.
Elles se vouaient cependant une affection profonde.
Elles avaient grandi dans l’ombre l’une de l’autre, dormant sur la même paille, buvant à la même jatte, cousant à la même chandelle.
La grande réfrénait inlassablement les ardeurs de la petite ; la cadette, à sa manière, stimulait son aînée. Elles se complétaient parfaitement et la vie s’écoulait, paisible et délicieuse.
Mais le vent est ce qu’il est : nul ne peut l’empêcher de souffler.
Un jour, alors qu’elles battaient leur linge au bord de la rivière, la plus jeune annonça : « Je partirai demain ». L’autre ne répondit pas : il n’y avait rien à dire. Elles avaient toujours su, l’une comme l’autre, que ce jour arriverait.
Elles restèrent longtemps côte à côte, en silence, à rincer leurs vieux draps de leurs larmes amères.
Le lendemain, après de pénibles adieux, la jeune sœur s’engagea sur le chemin, toute vêtue de rêves. Et l’aînée resta là, le cœur en haillons, à regarder la silhouette gracile s’évanouir dans le lointain.
Elle resta là longtemps, incapable du moindre mouvement, les yeux rivés sur l’horizon. Elle y resta comme suspendue, figée telle une statue de pierre, étrangère à sa propre vie.
Un matin, alors qu’une année entière s’était écoulée depuis le jour du grand départ, elle fut tirée de sa torpeur par le chant d’un oiseau.
C’était un bel oiseau bleu au plumage chatoyant, aux yeux pleins de douceur. Lentement, il se mit à lui parler de sa sœur…
Il lui raconta la poussière des chemins, le scintillement des étoiles ; les mains tendues, les pains offerts.
Il lui raconta les bivouacs sous la lune, les dunes hautes comme des montagnes, le pas lent des chameaux, les caravansérails aux portes du désert.
Il lui raconta les voiles gonflées par les alizés, le grondement des vagues, les cris des goélands, les ports du bout du monde.
Il lui raconta mille autres choses encore.
Lorsqu’il se tut, la nuit régnait sur la vallée. Mais une lueur luisait à nouveau dans les yeux de la grande sœur.
Le cœur apaisé, elle put reprendre le cours de sa vie.
L’oiseau revint l’année suivante, et l’année d’après, et encore celle d’après. Il revint chaque année, toujours à la même date.
Il arrivait au point du jour, sans faute, et s’installait sur un rocher, au bord de la rivière. Et il parlait lentement, longuement, jusqu’à ce que la nuit descende.
Il parlait et la grande sœur l’écoutait, immobile, et son chant résonnait longtemps à travers la vallée.
Il racontait les cimes enneigées, les forêts luxuriantes, les fières cavalcades à travers les steppes…
Il racontait les troupeaux majestueux dans l’herbe des savanes, le glissement des pirogues au miroir des eaux sombres…
Il racontait les marbres des palais, les remparts de torchis, le brouhaha des villes lointaines…
Il racontait l’argent des fleuves à travers les plaines, l’or des crépuscules sur les plages du sud, le cuivre brûlant des verres de thé partagés…
Puis il repartait d’où il était venu, chargé de nouvelles, emportant avec lui le récit des récoltes, l’écho des noces heureuses, les pleurs des nouveau-nés, les berceuses et les rires des enfants ; parfois aussi le parfum d’une gerbe de fleurs déposée sur une tombe.
Au soir de sa vie, la vieille femme demanda à ses petits-enfants de l’accompagner au bord de la rivière pour y passer la nuit. Elle voulait y attendre l’oiseau bleu.
Les enfants étaient nombreux et de tous âges. Les plus aguerris allumèrent un feu pendant que les autres s’installaient autour, sur des nattes ou des tapis de laine.
La nuit était claire. Il y avait beaucoup de joie dans l’air, et beaucoup de rires qui crépitaient avec le feu.
Alors la voix de la vieille s’éleva, très douce, et se mit à raconter les histoires apportées tout au long de ces années par l’oiseau bleu. Toutes les histoires, les unes après les autres.
Les yeux des grands et des petits étaient suspendus à son visage plissé, à ses lèvres minces toujours prêtes à sourire.
Elle se sentait infiniment heureuse, ainsi entourée de sa descendance, partageant avec eux l’écho des voyages de sa sœur bien aimée.
Elle la sentait toute proche. C’était comme si elle était là, assise de l’autre côté du feu, et que leurs deux bonheurs se conjuguaient.
Le sommeil finit par les prendre, un à un, grands et petits, et ce fut la morsure du soleil qui les réveilla quelques heures plus tard.
Le jour était levé, mais l’oiseau n’était pas là – il n’était pas venu.
La vieille femme comprit qu’il ne reviendrait plus, que tout était terminé ; qu’il n’y avait plus d’histoires à raconter.
Une légère brise vint alors caresser sa joue parcheminée. Une brise chargée d’affection. La vieille lui adressa un sourire : elle lui avait tant manqué.

Texte écrit au départ pour l’atelier d’écriture de l’Atmosphérique Marie Kléber (merci infiniment Marie, pour toutes ces belles inspirations), puis qualifié sur Short Édition à l’époque où ce site promouvait encore la littérature courte…
Republié ici dans sa version définitive – juste pour le plaisir et puisqu’il n’est plus ailleurs 😊
Un grand grand plaisir et beaucoup d’émotions à la lecture, relecture de ce texte si beau et poétique Marie!!
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J’aime beaucoup ce texte et c’est grâce à toi que je l’ai écrit. Grâce à tes défis d’écriture qui ont su réveiller mon inspiration dormante! Je trouvais dommage que sa version retravaillée ne soit plus accessible en ligne après le changement de SE. D’ailleurs, il y a d’autres textes que je voudrais « rapatrier » ici puisqu’ils ne sont plus nulle part.
Je reste dans le coin 🙂
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J’en suis heureuse Marie!
Oui les changements de Short peuvent permettre de retravailler des textes ou les partager ailleurs.
En tous cas je suis heureuse de te lire à nouveau, de retrouver ton univers coloré aux multiples saveurs!
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C’est toujours un plaisir de te lire Marie.
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