Superbe… Superbe… Magnifique lumière…

L’ongle parfaitement manucuré de ma mère glissait avec détermination sur l’écran de la tablette tandis qu’elle passait en revue, de son œil toujours acéré, les clichés que j’avais sélectionnés pour ma prochaine expo.

Ça faisait près de vingt-trois ans que c’était comme ça, qu’elle assurait pour moi ce rôle d’imprésario, de coach, de pilier dans tous les sens du terme. Je prenais les photos ; elle s’occupait de les diffuser, de les commercialiser, de les monétiser de toutes les manières possibles. Grâce à elle, je pouvais « vivre de ma passion », selon l’expression consacrée. En réalité, je m’y cramponnais, comme on s’agrippe désespérément à une bouée de sauvetage. Pour rien au monde je n’aurais voulu sombrer à nouveau.

Celle-ci, je ne sais pas, dit-elle en s’arrêtant un moment sur l’un des clichés. Il y a un peu de bruit ici, regarde…

Rien n’échappait à ma mère. Aucun détail. Elle voyait toujours tout… Avait-elle vu, à l’époque, que j’étais à bout ? Que l’entraînement intensif auquel me soumettait mon père était sur le point de me briser en tous petits morceaux ?

Le ballon rond… Il n’y en avait plus que pour ce sport, à toute heure, en toute occasion. Je devais manger foot, dormir foot, sortir foot… Mon père avait eu cette implacable vision pour mon avenir : je serais un footballeur professionnel de haut niveau.

Peu à peu, ses rêves de gloire avaient pris toute la place dans ma vie – et moi, je m’y étais senti de plus en plus à l’étroit. Le petit garçon d’autrefois, tout ébloui des étoiles qu’il voyait dans les yeux de son papa, avait laissé la place à un jeune homme lucide : j’avais devant moi toute une vie pour vivre le rêve d’un autre.

La suite était prévisible : j’avais fini par exploser. Littéralement. J’avais tout fait voler en éclats. Les entraînements sous la pluie, les régimes protéinés, les matchs tous les dimanches, la vie parallèle, toujours en marge des autres, la pression… Mais il était trop tard. J’avais attendu trop longtemps pour me rebeller. Je n’étais déjà plus qu’un tas de gravats. J’allais mettre des années à me reconstruire.

Quant à mon père, j’avais pulvérisé son rêve. J’avais commis l’impardonnable. Il m’en avait voulu jusqu’à son dernier souffle.

Pourquoi celle-ci ? demanda soudain ma mère en me montrant une photo en noir et blanc qui détonait formidablement au milieu des autres. Elle ne ressemble pas du tout à ce que tu fais d’habitude.

C’était vrai. D’ordinaire, je privilégiais les espaces préservés de toute activité humaine. Je travaillais rarement en ville. Et puis, j’aimais tout particulièrement les couleurs brutes de la nature. C’était l’une des caractéristiques de mon travail. Pourtant, ici, j’avais opté pour un noir et blanc sobre et intemporel.

Je ne sais pas, lui répondis-je, évasif. Je la trouve pittoresque…

En prononçant ces mots qui sonnaient faux, j’avais pris soin d’éviter de croiser son regard perçant. Je savais qu’elle ne serait pas dupe, mais qu’elle aurait le tact de ne pas insister. Certains sujets restaient douloureux malgré les années.

En réalité, en regardant ces gamins taper dans leur vieux ballon au milieu de la rue, j’avais eu comme un électrochoc : je m’étais souvenu qu’il y avait eu une vie avant l’ambition destructrice de mon père et le chaos qui l’avait suivie. Je m’étais souvenu qu’au départ, il y avait eu du plaisir – et des moments magiques de complicité entre un père et son fils.

Je ne voulais plus l’oublier.

C’est ma participation au Challenge Écriture de Marie. La contrainte de cette semaine #2 était d’écrire un texte à partir de cette photo, en partant du point de vue du photographe :

Je me demande si je ne me suis pas un tout petit peu éloignée du sujet…

8 réflexions sur “Photo sensible

  1. Très beau texte. Je ne trouve pas que tu te sois éloignée du sujet, au contraire. C’est intéressant de se demander pourquoi le regard du photographe est attiré par une scène particulièr, ce que cette scène fait résonner en lui/elle. Bravo pour ce texte riche en souvenirs !

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  2. Merci beaucoup Nina 🙂
    Je me disais qu’il aurait peut-être fallu partir sur l’aspect technique de la photo, plutôt qu’émotionnel, mais bon, on ne se refait pas !

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  3. J’aime beaucoup Marie et c’est tout à fait dans les « consignes ». Il y a des vies derrière les photos que l’on prend. Celle(s) de la photo et celle du photographe. Comme un texte dit quelque chose de son auteur, une photo a une histoire toujours.
    Merci Marie pour ta touchante participation

    Aimé par 1 personne

  4. C’est assez triste, je lis et je ressens l’émotion d’un jeune adulte de la vingtaine dépressif et qui a peur de dire la vérité à son père, je ressens la colère et toute la tristesse de ses nuits. Je vis l’altercation avec son père et bien entendu le silence de la mère face à tout ça mais qui au fond a de la peine pour les deux protagonistes. Je ressens aussi la mélancolie que provoque la vue de cette photo dans sa vie disons qu’il a une trentaine.

    En même temps, c’est très beau, bien écrit.

    Toutes mes félicitations, j’ai adoré te lire

    Aimé par 1 personne

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