Quand les soldats étaient apparus au loin, ce matin de septembre 1610, nous savions déjà tous ce qui allait se passer.

Ils n’étaient encore qu’un nuage de poussière au pied des reliefs aragonais, qu’un vague cliquetis dans la vallée, mais tous ceux qui étaient dehors ce matin-là, tous ceux qui étaient aux champs et dans les collines comprirent aussitôt que le moment était venu.

Ils se figèrent : les bergers au milieu de leur troupeau, les vendangeurs dans les vignes. On envoya les enfants prévenir au village. Ils déferlèrent à travers rues et ruelles en une nuée affolée, en piaillant : « Ils sont là ! Ils sont là ! »

À ces cris, les occupants des maisons se figèrent à leur tour. Les matrones restèrent la cuillère en l’air au-dessus de leur bouillon. Les jeunes filles suspendirent leur aiguille au-dessus de leur broderie. Les vieillards se mirent à sangloter sur leurs paillasses.

Dans l’église, le curé commença à se signer de façon frénétique en marmonnant des supplications pour notre salut. Malgré ses efforts sincères et dévoués, le pauvre homme n’avait pas réussi à faire de nous des Chrétiens authentiques. C’est du moins ce que la Couronne avait décidé.

Alors nous sortîmes tous de nos maisons, jeunes et vieux, hommes et femmes, « Vieux Chrétiens » et « Chrétiens de Maures ».

Dans un seul mouvement, sans un mot, nous allâmes nous rassembler sur la place de notre village qui surplombait toute la vallée, et en silence, la gorge nouée, nous regardâmes les troupes de Philippe III remonter résolument vers nous, fouler tel un mille-pattes hérissé de piquants la route de terre crayeuse qui sillonnait à travers nos champs et nos vergers séculaires.

Depuis plusieurs mois, des nouvelles terribles arrivaient de Valence, de Séville, de Murcie. Les Morisques expulsés ! Les Morisques extirpés de leurs maisons, de leurs villages, emmenés vers les ports les plus proches pour y être embarqués à destination de la Barbarie.

Dehors, les Nouveaux Chrétiens de Maures ! Dehors, les traîtres potentiels, les mauvais Catholiques ! Après plus d’un siècle de conversions forcées, de surveillance, de vexations de toutes sortes, de condamnations cruelles, la Couronne d’Espagne avait opté pour une solution radicale : l’expulsion pure et simple. Notre sort était scellé.

Nous n’étions plus chez nous sur les terres que nos ancêtres avaient chéries et soignées durant de longs siècles, façonnées à force de sueur, d’amour et de patience. Nos villes ne nous appartenaient déjà plus depuis longtemps. Nos maisons, comme nos terres, seraient bientôt saisies. Nos villages seraient repeuplés après notre départ par des familles venues d’ailleurs, des Baléares peut-être, ou bien des Asturies.

Des rumeurs épouvantables circulaient sur ce qui était arrivé aux Morisques déjà expulsés. On disait que certains n’avaient pas pu emmener leurs enfants avec eux, qu’ils avaient dû embarquer en les abandonnant à leur sort. On disait que des mères désespérées avaient préféré se jeter du haut d’une falaise avec leurs nourrissons plutôt que de les laisser derrière elles.

On racontait aussi que certains avaient été dépouillés par des capitaines sans scrupules qui les avaient ensuite jetés à la mer ; que d’autres avaient été massacrés par la population locale à leur arrivée en Barbarie.

Une petite minorité d’entre nous avaient préféré prendre les devants et partir par leurs propres moyens, se réfugier au Languedoc ou au Béarn en attendant des jours meilleurs. Ceux-là étaient persuadés de pouvoir revenir plus tard, quand la situation serait calmée.

Les autres s’étaient résignés. Ils s’étaient préparés à l’impensable en vendant tout ce qu’ils pouvaient : leurs bêtes, leurs meubles, les provisions qu’ils ne pourraient pas emporter.

Nous nous savions livrés à nous-mêmes. Personne ne viendrait nous sauver de ce cauchemar. Aucun état, aucune armée. Quoi qu’il arrive, nous serions expulsés à notre tour, jetés dehors, arrachés à nos vies pour être précipités vers des rivages inconnus et peut-être hostiles.

Au pied du clocher – qui avait été autrefois, disait-on, à une époque qu’aucun de nous n’avait connue, un minaret – nous attendions, serrés les uns contre les autres, les yeux rivés sur les soldats du Roy d’Espagne qui approchaient.

Nous n’étions déjà plus chez nous. Nous étions déjà – et à jamais – des extirpés.

Embarquement des Morisques au port du Grao à Valence (partie), Pere Oromig, 1616, domaine public

Les Morisques sont les descendants des Musulmans d’Espagne obligés de se convertir au Catholicisme durant le XVIe siècle.

Au moment où Philippe III décrète leur expulsion de la péninsule ibérique, en 1609, soit un siècle après la chute de Grenade, c’est une population qui ne connaît plus grand-chose de l’Andalousie de ses ancêtres. Ils portent des noms espagnols, ne parlent plus la langue arabe, ne sont plus autorisés à porter de vêtements « maures », ne sont plus autorisés à se rendre aux bains (qui sont parfois reconvertis en silos) ni à pratiquer leurs anciens rites pour les mariages, les funérailles, etc.

Ils font l’objet d’une surveillance de tous les instants. Le moindre signe de « mahométisme » est passible de dénonciation à l’Inquisition.

Certains d’entre eux continuent tant bien que mal à pratiquer une forme d’Islam clandestin avec les moyens du bord ; d’autres ont réellement intégré le Catholicisme et s’emploient à le démontrer – ils seront expulsés au même titre que les autres.

*****

C’est un pan d’histoire méconnu qui continue à me bouleverser. J’avais envie d’en partager quelques bribes avec vous.

2 réflexions sur “Les extirpés

  1. Merci de ton passage ici, Nina. Oui, c’est assez mal connu et pourtant bien réel et pas si éloigné, finalement. A vrai dire, je rêve d’écrire un roman sur le sujet, mais je ne suis pas sûre d’en être capable. J’en suis encore à la phase de recherches – que je fais durer pour ne pas avoir à me jeter à l’eau !!! 🙂

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